
POUR UNE RENAISSANCE INDUSTRIELLE
L’industrie 4.0 constitue une transformation profonde et structurante qui doit permettre de ralentir la désindustrialisation française, voire accélérer une réindustrialisation pouvant aider à redynamiser les territoires. Et si le rebond de notre industrie dépend largement de filières modernisées, numérisées et écologiques, l’audace des chefs d’entreprise est la clé de la renaissance industrielle française.
LA FRANCE EN SOUFFRANCE DE SA DÉSINDUSTRIALISATION
La désindustrialisation n’est pas récente, elle a été continue de 1975 à 2010 avec des périodes plus intenses que d’autres (notamment la période 1977-1987, avec la parenthèse 1982-1983, mais aussi les périodes qui précèdent les crises de 1992 et 2008). La conviction qui porta nos élites, politiques et économiques, est tout entière résumée dans cette phrase de juin 2001 de Serge Tchuruk, principal dirigeant du leader mondial des équipements de télécommunication : “Alcatel doit devenir une entreprise sans usines”. Cette déclaration est emblématique de la pensée “post-industrielle” et aussi le point de départ d’une phase de désindustrialisation, aussi intense que la première, celle qui suivit les chocs pétroliers, une phase qui se conclut notamment par le démantèlement d’Alcatel.
L’impact sociétal de ces 35 ans de transition vers une économie de “services”, qui se révèle aujourd’hui être une impasse, est largement sous-estimé. Pour en avoir une image, il suffit de constater que statistiquement, sur la moitié du territoire national et en l’espace d’une vie professionnelle, chaque famille, chaque cercle intime a connu au moins une perte d’emploi liée à une fermeture d’usine1. C’est une cicatrice similaire à celle des premières décennies de l’exode rural dans les années 50 et 602.
Les percées technologiques chinoises dans la décennie 2000 (inauguration du train à grande vitesse chinois, etc.), mais aussi la crise financière de 2008-2009, ont nourri un doute sur notre modèle post-industriel. Le Royaume-Uni, champion assumé de ce modèle, a lancé des programmes de réindustrialisation, en favorisant largement les investissements étrangers. En France, inaugurée par les États généraux de l’industrie (2009), la décennie 2010-2020 sera celle d’une stabilisation de notre industrie, d’une lente reconstruction des outils publics pour la soutenir, mais aussi celle de la limite des transferts financiers vers les territoires pour compenser la concentration de la création de richesses en métropoles3.
La crise sanitaire de 2020 sera, elle, celle de la pleine prise de conscience de la vulnérabilité dans laquelle nous nous sommes mis volontairement et aussi celle de l’expression d’une envie d’industrie, en particulier dans les territoires. Pourquoi ? D’abord parce que la désindustrialisation est un choix, non une fatalité. Si entre 1975 et 1990 tous les pays d’Europe occidentale se désindustrialisent, leurs trajectoires divergent à partir de 1990. L’accélération de la mondialisation à la suite de la chute du mur de Berlin est une double opportunité : celle de produire dans des pays dits “low cost”, mais aussi celle d’alimenter des marchés émergents avides de croissance. Les industries, française et anglaise, joueront la première carte, celle allemande la seconde, avec des effets structurants pour ces pays.
Outre la perte de souveraineté révélée à l’évidence au premier semestre 2020, la cohésion du tissu social a fortement pâti de la désindustrialisation. L’idée “un village – une usine” est peut-être excessive, mais elle n’est pas qu’un mythe. Cette distribution de l’activité a permis outre-Rhin une répartition de la création de richesse, là où, en France et en Angleterre, elle se concentrait dans les villes-capitales ou dans les métropoles, via le développement des services à valeur ajoutée4. Si le sentiment de déclassement des villes petites et moyennes et de relégation de leurs populations fut un initiateur du mouvement des “Gilets Jaunes”, aujourd’hui le retour de l’industrie est considéré comme une opportunité pour la cohésion territoriale nationale.
2020-2021 : LES ANNÉES D’UN CHOIX
L’industrie française est aujourd’hui en situation difficile, elle reste néanmoins dotée d’atouts de choix. L’industrie manufacturière française a rapetissé jusqu’à ne peser qu’un dixième du PIB, deux fois moins qu’en Allemagne. La désaffection pour ce secteur a touché toute la société, elle n’attire plus les talents. Les jeunes s’en écartent, les savoir-faire se perdent et les procédures administratives s’allongent plus encore que ne le nécessite le cadre réglementaire européen ! L’opposition industrie environnement est devenue parfois dogmatique, alors qu’obsolète sur de nombreux plans. Non seulement l’industrie se verdit à grande vitesse, mais ses savoir-faire sont même devenus indispensables pour répondre aux enjeux du réchauffement climatique ou de l’économie circulaire. De plus, contrairement à d’autres pays, la France ne dispose pas de fonds d’investissement majeurs, or l’industrie suppose de lourds financements.
À côté de cela, la France dispose de filières industrielles emblématiques comme celles de l’aéronautique, du naval, de l’automobile, des gaz industriels ou encore des matériaux de construction. En dehors de celles-ci, elle possède de nombreuses pépites industrielles et des savoir-faire reconnus dans le monde entier. Souvent éclipsées par la verticalité de notre modèle social et étatique, l’inventivité et l’ingéniosité de nos jeunes talents ont retrouvé leur fierté, notamment avec le succès de la French Tech. Enfin, les “Territoires d’industrie”, ceux-là mêmes qui accueillent les usines, ont compris que leurs destins sont liés après, mais ils ont aussi perdu l’illusion d’une redistribution pérenne et satisfaisante de la richesse créée dans les métropoles.
Dans ce contexte contrasté de forces et de faiblesses, l’impact de la crise est sévère, très sévère. Hormis mai-68, l’industrie française n’aura pas connu comparable perte de valeur ajoutée trimestrielle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, l’impact est similaire à celui de l’Espagne, pays qui a sans doute plus souffert que le nôtre de la crise sanitaire, et nettement plus important que celui de l’Allemagne qui est la référence européenne par excellence.
Les crises renforcent les forts et affaiblissent les faibles. L’industrie française prend-elle le chemin d’être sous-critique et non compétitive de manière durable ? L’incertitude perdurera encore 12 à 18 mois, mais très rapidement nous en saurons plus sur le rebond de notre industrie ou sur son décrochage pérenne.
QUELLE VISION POUR UNE RENAISSANCE INDUSTRIELLE FRANÇAISE ?
La domination de l’industrie allemande est une réalité. Si nous ne sommes pas leader en Europe, au moins pouvons- nous en être l’outsider ? Ou devons-nous subir une irrémédiable relégation ? L’enjeu est bel et bien celui ci. Et si les termes de l’alternative peuvent choquer, c’est peut-être simplement parce que le fort rétrécissement de l’industrie française s’est fait de manière lente, sans en expliciter les conséquences.
Aujourd’hui, en sus l’électrochoc de la crise, “l’industrie 4.0” ou “l’industrie du futur” constitue une transformation profonde et structurante : enjeux environnementaux croissants, hybridation produits-services, immédiateté de l’attente, etc. Si la culture industrielle reste liée à la transformation de la matière et de l’énergie, le secteur vit une mutation et remise en cause.
Un exemple ? L’industrie sort des murs de l’usine, les clients interagissent directement avec la production via la personnalisation de masse, les fournisseurs deviennent des partenaires d’innovation des procédés comme des produits, les écosystèmes territoriaux (IUT, universités, communautés ou club d’industriels, etc.) forgent la résilience d’une PMI (petite ou moyenne industrie) plus que la filière ou son secteur. La communauté intitulée “KMØ” à Mulhouse en est un exemple, parmi des dizaines d’autres en France.
Ainsi, le moment est-il propice pour revoir notre stratégie industrielle, prendre des places ou des positions. Il devient possible de réinventer l’industrie. Elle s’écarterait d’une vision fondée sur la production de masse, l’universalité du modèle taylorien. Elle valoriserait ses savoir faire et sa capacité à gérer des processus complexes dans un contexte de fortes contraintes économiques : pour créer des modèles économiques hybrides proposant au marché des fonctionnalités et non plus principalement des produits, ou pour revoir en profondeur l’organisation de la production profitant d’une donnée disponible immédiatement et directement sur le poste de travail. Si des mesures massives de stimulation de l’offre sont indispensables, elles n’y suffiront pas pour nous lancer dans un tel mouvement, pour en avoir l’audace.
DE MULTIPLES CLEFS DE POLITIQUES PUBLIQUES POUR UNE “RENAISSANCE INDUSTRIELLE”
Avant la crise, les axes d’une politique de l’offre favorable à l’industrie nous étaient connus : fiscalité, coûts salariaux, etc. Ces efforts doivent être prolongés pour notre compétitivité. Ils ont d’ailleurs porté leurs fruits, comme le prouve l’attractivité de la France en 2019 : deux fois plus de projets industriels d’investisseurs étrangers que l’Allemagne. À pleine croyable ! Les réformes d’un marché du travail cadenassé et la formalisation de la “raison d’être” des entreprises reflétaient des évolutions sociétales profondes comme l’auto-entrepreneuriat, le phénomène des free-lances et des “zappeurs” ou encore la recherche de sens. Ces réformes, elles aussi, doivent se poursuivre.
Avec la crise, les mesures d’urgence ont dominé pour la sauvegarde des trésoreries et des compétences. Attention cependant, les prêts doivent être remboursés et portent intérêt : ils ne compenseront pas les pertes nées de la crise sanitaire et des confinements. Doivent leur succéder une consolidation des bilans et autant que possible via des fonds souverains. Les fonds d’investissement, notamment anglo-saxons, disposent au niveau mondial de 2 600 mds$ de dry powder, ie. d’argent disponible pour prendre le contrôle d’entreprises. Ils sont à l’affût de celles rendues vulnérables et elles sont nombreuses. Or les ménages français disposent d’une large épargne (env. 5 000 mds€), quelques pourcents réinvestis dans notre outil productif le consolideraient largement.
À moyen terme, le rebond de notre industrie dépend largement de filières modernisées, numérisées et écologiques. Volontariste, le plan France Relance en montre clairement et justement le chemin. Ce rebond reposera également sur des écosystèmes compétitifs. La vitalité de ces derniers lors des appels à projets fin 2020 reflète leur envie d’industrie. Si la place des filières dans nos politiques industrielles est historique, celle des territoires est plus récente. Aux territoires, l’attractivité des talents et des investissements ; aux Régions, l’accompagnement par les financements publics et des écosystèmes ; à l’État le cadre réglementaire, fiscal et surtout le discours symbolique, national, voire onirique sur le rôle de l’industrie ; à l’Union européenne, la politique commerciale et de concurrence, les investissements de long terme qu’aucun pays européen – même la France – ne peut porter seul. L’ordonnancement des rôles entre territoires, régions, nation et Europe trouvera ainsi un nouvel équilibre.
Un absent de nos politiques industrielles cependant : la mobilisation de la demande. On a mobilisé la technologie (politique d’innovation), on a mobilisé les producteurs (politique de l’offre), on commence à mobiliser les territoires (clusters, Territoires d’industrie), en revanche, on a moins mobilisé les donneurs d’ordre. Or, depuis les années 80, l’industrie a cessé d’être une économie d’offre poussant des produits sur un modèle fordien. Elle est devenue progressivement une économie de la demande dont les prémisses sont le Kanban et l’horizon est la personnalisation de masse ou l’économie de la fonctionnalité. Ce basculement a changé la donne.
Notre réarmement industriel ne se contentera pas de compétitivité, il doit avant tout répondre aux besoins des acheteurs, qu’ils soient en B2B, B2C ou B2G5. Ainsi les grands donneurs d’ordre trouveront un moyen de sécuriser leurs approvisionnements et de conforter compétitivité et innovation ; les consommateurs l’expression d’un sens, de la responsabilité et d’une appartenance ; la sphère publique un levier de relance économique et de souveraineté.
La puissance publique pèse 300 mds€ d’achats par an, directs ou indirects, à comparer au montant déjà colossal mais “one shot” du plan France Relance. Nos travaux avec les grands donneurs d’ordre ont conduit à identifier un potentiel de 115 mds€ par an d’importations stratégiques et donc propices à des relocalisations de productions. Autant de leviers qui partent des donneurs d’ordre.
Alors, pour être concret, à quand un Monsieur ou une Madame “Commande publique” qui formerait les acheteurs publics aux trucs et astuces permettant en toute légalité de s’approvisionner Made In France, alors qu’on est soumis au code des marchés publics ? À quand la formalisation d’un collège d’“ambassadeurs” de grands donneurs d’ordre pour sécuriser les catégories de produits identifiées comme stratégiques, voire souveraines ? À quand une initiative réglementaire et une campagne massive de communication qui clarifient les labels relatifs au contenu local en emplois, et évitent aux consommateurs de se perdre dans une multiplicité d’indications ? Après 10 ans de politique de compétitivité, il est temps de mobiliser la demande en faveur du Made in France / Made in Europe, puisque notre outil productif devrait désormais pouvoir y répondre, pour une partie significative et de manière relativement compétitive.
OSER LA RENAISSANCE INDUSTRIELLE !
Enfin et surtout, au coeur de cette renaissance industrielle se trouve l’audace des chefs d’entreprise, qui en détiennent la clef ! Depuis cette fantastique tour d’observation qu’est la Présidence de la République, puis pendant ces années dans le conseil ou encore au cours de mes nombreuses visites des Territoires d’industrie, j’ai rencontré de très nombreux dirigeants d’entreprises, ceux du CAC 40 comme ceux d’entreprises nettement plus modestes. J’ai pu découvrir ce qui les anime : prudence, résultat, liberté ou audace par exemple.
Un “maître à penser” de l’École des Mines, le Professeur Claude Riveline (CM 58), m’apprit que pour mieux comprendre une personne, il fallait d’abord comprendre “par qui elle se sent jugée”. La prudence en France est souvent celle des pairs, de ceux qui siègent dans les Conseils d’administration, réminiscence des “noyaux durs”. Le résultat est la satisfaction de l’actionnaire surtout lorsqu’il est un fonds. La liberté, et son contrepoint la responsabilité de choix assumés, est une revendication individuelle commune aux entrepreneurs. Mais l’audace ? Qui se revendique de l’audace ? Celle qui emmène ses équipes “à la vie à la mort” dans de formidables aventures humaines et industrielles ?
Les trajectoires des GAFAM, d’un emblématique Elon Musk ou même des Licornes ne sont pas une navigation par petit temps où le dirigeant ajuste au millimètre : compliance, équilibres métiers, équilibres géographiques, équilibres marchés, comparaisons aux pairs, etc. Ce n’est pas que l’audace n’existe pas en France, mais qu’elle mériterait d’être démultipliée pour la placer à la hauteur des exigences de notre monde contemporain. Elle est si indispensable pour une sortie de la crise par le haut, avec pourtant cette interrogation lancinante : quand osera- t-on faire de l’audace une exemplarité ?
UN PACTE SOCIAL DE COHÉSION TERRITORIALE
Accompagner le changement d’un modèle productif, désormais impérativement digitalisé et environnemental ; prendre acte de la bascule offre/demande dans l’économie industrielle ; donner de nouveau en exemples nos capitaines d’industrie, petits et grands : tout cela est indispensable. Et plus encore, nous devons ré-énoncer la place de notre outil productif dans notre pays, en quoi il mérite nos efforts collectifs, en quoi il est indispensable à notre nation.
“On ne réindustrialise pas pour réindustrialiser”. L’industrie est un outil, un moyen pour un dessein qui la dépasse. En 1960, de Gaulle et Pompidou en firent l’outil de reconstruction, de modernisation et d’indépendance technologique du pays. En 1990, l’Allemagne utilisa sa puissance industrielle comme insertion dans l’économie mondialisée et aussi comme outil économique de la réunification. En 2020-2021, la France peut devenir le creuset d’une renaissance industrielle. Elle sera de nouveau l’outil d’une reconquête de son indépendance économique, mais également celui d’un nouveau pacte social et de cohésion avec les territoires, qui ont été les grands perdants du cycle économique précédent de mondialisation-désindustrialisation. C’est là une vraie ambition pour une renaissance industrielle, à placer au coeur d’une volonté politique et collective, qui nous rassure et nous fasse rêver sur notre solidarité et notre souveraineté.
OLIVIER LLUANSI (CM92), Associé chez Strategy& – olivier.lluansi@mines-paris.org
1- Cf. Anaïs Voy-Gillis, Olivier Lluansi, Vers la renaissance industrielle, Éditions Marie B. 2020, Paris – http://bit.ly/Mines511-14
2- Dans la décennie 1962-1972, la part de la population active agricole dans la population active a diminué de 0,62 % par an. Entre 1975-1985, la part de la population active industrielle a, quant à elle, diminué de 0,60 % par an. Ce rythme de décroissance équivaut à une division par deux en 20 ans de la part d’industrie dans la population active française.
3- Laurent Davezies, La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Seuil-République des idées, 2012
4- Les villes petites et moyenne, entre 10 et 100 000 habitants, rassemblent 9,6 millions d’habitants en France (soit 12 % de la population du pays) ; 22 millions d’habitants en Allemagne (soit 30 %) ; 15,3 millions d’habitants en Italie (soit 26 %) ; 12,5 millions d’habitants au Royaume-Uni (soit 20 %). Source : Xavier Desjardins, Philippe Estèbe, “Villes petites et moyennes et aménagement territorial”, Collection Réflexions en partage, PUCA, 2019
5- B2B : activités inter-entreprises, B2C : activités à destination des consommateurs finaux, B2G : commande publique
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